Cet entretien, daté de 1986, est centré sur la collection “Textes du XXe siècle“, fondée par Maurice Olender aux éditions Hachette Littérature.
L’entretien peut être téléchargé en pdf ici. Ou lu ici (les liens hypertextes ont été ajoutés)
Brefs et intenses : « Renouer avec la tradition du petit livre »
L’Âne, janvier-mars 1986, propos recueillis par Judith Miller
Historien des religions, directeur de la revue Le Genre humain, d’où vous est venue l’idée de lancer, chez Hachette, une nouvelle collection qui n’a apparemment aucun rapport avec vos propres écrits ?
Ce projet éditorial est né du désir d’inviter certains auteurs à penser et à écrire un livre autrement : en publiant un texte d’à peine une centaine de pages qui serait en même temps un moment fort de leur œuvre. Il ne s’agit donc pas ici pour l’auteur de se résumer, ni de proposer au lecteur un vade-mecum, un Que sais-je ? de sa pensée.
Économie
Donc, un petit volume qui serait plus qu’un article et moins qu’un livre ?
Plus d’un article, oui, mais non pas moins qu’un livre ! Ce qui entraîne le lecteur, ce qui l’emporte tout en l’invitant à suivre le cheminement particulier d’un auteur, c’est d’abord le ton, l’écriture d’un récit. Et ce qui fait livre, ce n’est pas tant le nombre de pages que le type d’élaboration du texte. Certains livres, même s’ils atteignent la centaine de pages, n’en demeurent pas moins des articles. Par contre, 80 ou 60 pages peuvent faire un vrai livre. Les « petits livres » ont toujours existé, et non pas seulement dans les domaines poétique ou romanesque. Mais là vous vous avez raison en disant « moins qu’un livre », c’est que les éditeurs ont souvent le sentiment, non partagé par les lecteurs, qu’un livre bref est une moins bonne affaire pour eux — précisément parce que cela rappelle trop la plaquette de poèmes qui, et c’est vrai, se vend mal. Sans oublier, toujours d’un point de vue marchand, que, même s’il circule bien un livre de peu de pages est moins cher à la vente qu’un gros volume (ici, chaque volume est vendu 48 francs). Le « petit livre » fait donc « tourner moins d’argent ». Or les coûts de fabrication restent, en partie, fixes.
Lorsque vous rééditez Le Fantasme originaire de Laplanche et Pontalis, paru dans Les Temps modernes en 1964, vous reprenez là un texte difficile à trouver sans doute mais déjà existant, c’est plutôt économique pour l’éditeur ; de même le Perec qui est un recueil d’articles.
Sur la vingtaine de titres déjà prévus, ces deux cas sont à la fois isolés et exemplaires. Pour le Laplanche et Pontalis, introuvable comme vous l’avez dit, il s’agissait d’indiquer, d’emblée, qu’occasionnellement, un texte d’importance pourrait être réédité. Ainsi lira-t-on peut-être un jour dans les « Textes du XXe siècle », entre un Jean-Pierre Vernant, un Tvetan Todorov, un Julia Kristeva ou un Nicole Loraux, un texte oublié de Mauss, de Cassirer ou de… Léon Blum. Pour le Penser/Classer de Perec, l’affaire est différente. Il s’agit de 13 textes éparpillés dans divers recueils, épuisés ou, souvent, peu connus. Je pense à ces merveilleuses pages parie dans la revue L’Humidité, où Perec nous dit l’art de ranger les livres, ou à ce texte où il classe, de manière imprévue, les lunettes. Ce volume, le premier à paraître depuis la mort de Perec, est entièrement conçu autour des rapports entre vivre, penser et classer, si essentiels dans son œuvre. Et le titre de ce livre, Penser/Classer, est celui-là même que Perec avait choisi pour ce qui allait devenir le dernier texte qu’il aura vu paraître, texte qui clôture le volume et que je lui avais commandé pour la revue Le Genre humain.
Avec le stylet
Je suis frappée par le fait que vous avez évité le terme de « sciences humaines ».
Vous avez raison, même si le catalogue des éditions Hachette (octobre-novembre 1985), en présentant la série, parle de « n’exclure aucun domaine de la connaissance : les sciences humaines et les sciences exactes, les littératures et les arts, les mythologies… ». En fait, indépendamment des genres présents dans les « Textes du XXe siècle » (histoire, psychanalyse, anthropologie, génétique, littérature), il est vrai que mes choix veulent avant tout privilégier un certain type de livre. Entre le savant qui communique des informations aux spécialistes, en juxtaposant ses fiches de données et l’auteur qui, tout en étant un érudit, passe nécessairement par une forme d’écriture pour penser ses matériaux, il y a peut-être plus de distance qu’entre un livre de Jacques Le Goff, sur le Moyen Age, et un texte écrit par Florence Delay ou Jacques Roubaud se rapportant à cette même période de l’histoire. Je crois qu’il peut exister, entre certains savants qui sont aussi des auteurs, et certains écrivains, une communauté de sensibilité, peut-être même une famille d’écriture. Où casez-vous Michelet ? Parmi les historiens ou parmi les écrivains ? Et Perec, qui pense l’univers en créant des catégories sensibles, et qui joue avec tout ce que le réel offre de ressources à l’imaginaire social, Perec ne met-il pas en évidence, dans et par son écriture, l’activité classificatoire et la fiction créatrice à l’œuvre dans la pensée savante ? Le poète, l’écrivain, le savant ont à découper leurs objets, chacun à sa manière. Et c’est avec le stylet que cette opération s’effectue, quand on souhaite faire partager son savoir au lecteur non spécialiste (que nous sommes tous dès qu’on quitte sa discipline, quand on en a une).
C’est donc à la croisée d’un savoir et d’une certaine manière de tenir la plume que se situent des auteurs dont les horizons, sans doute bien différents, racontent cependant un même rapport à leurs explorations, un même style de relation, d’inquiétude lucide peut-être aussi, fait à la fois de distance et de sympathie aux choses si fragiles de l’humain, et à l’art de les comprendre.
Notes.
1. Maurice Olender (EPHE, Ve section) vient de publier un essai sur le mythe de Baubô dans la dernière livraison de la plus que centenaire Revue de l’Histoire des religions (PUF). Par ailleurs, il prépare un livre sur des questions d’historiographie indo-européenne.
Outre les six premiers titres parus depuis septembre 1985, on notera parmi les « Textes du XXe siècle » prévus : Jacques Le Goff, L’Usurier et le purgatoire ; Marc Augé, Un ethnologue dans le métro ; Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres ; Marcel Detienne, Dionysos à ciel ouvert ; Florence Delay, Petits formes en prose après Edison ; Albert Jacquard, Le Polymorphisme génétique ; Jean Starobinski, Vie et aventures du mot réaction ; Luc Ferry, Le Mauvais Goût et le baroque ; Élisabeth de Fontenay, La Prière d’Esther ; Richard Marienstras, Le Dibbouk ou comment le vif saisit le mort ; Henri Atlan, Les Expériences de la vie ; Charles Malamoud, Le Jumeau et la mort.