« L’oubli des formules qui blessent, des mots qui tuent » (Libération, 2013)

« L’oubli des formules qui blessent, des mots qui tuent »
Libération, 13 novembre 2013, propos recueillis par Sylvain Bourmeau

Comment analyser l’irruption actuelle de propos racistes dans l’espace public ?

Sans vouloir dissoudre l’actualité dans une longue durée, je ne vous cache pas que face aux discours racistes récurrents, l’historien est pris de vertige. Faudra-t-il toujours et encore dire et redire les mêmes choses – comme si la mémoire n’avait d’autre consistance que l’oubli des formules qui blessent, des mots qui tuent ? Comme si toute parole publique ne devait pas être d’abord de responsabilité sémantique ? Pourquoi tant de précautions ? D’abord pour une raison paradoxale, qui vaut la peine d’être rappelée : le mot «race» raconte l’histoire d’un vocable qui a mal tourné. Ne s’agissait-il pas d’un des plus beaux mots de la langue française ? Ouvrez un dictionnaire. «Race» est synonyme de famille, filiation, ascendance et descendance. Pourtant, c’est ce même mot qui a contribué à légitimer au XXe siècle des génocides et, de façon différente et spécifique, diverses pratiques coloniales dont on n’a pas fini de mesurer les effets sur l’actualité politique, économique et culturelle mondiale. Or si le XIXe siècle occidental a créé la notion moderne de «race» et les pratiques de «racisme» – un mot qui apparaît en 1902 -, ce sont aussi des auteurs des années 1880 qui tirent l’alarme. Ainsi, un professeur au Collège de France, James Darmesteter, spécialiste du persan, souligne le «danger social contenu dans le mot race». Et quand ce même auteur réfléchit à ce que sont les guerres dans l’histoire, conflits économiques, territoriaux ou guerres de religions, il précise aussitôt que si l’on devait un jour assister, non plus à «un choc de deux traditions» qui «finissent toujours par s’adapter l’une à l’autre», mais à une lutte entre «races», il ne s’agirait plus, écrit-il en 1883, d’une guerre mais d’une «extermination». Ce ne serait plus de l’hostilité «entre deux hommes mais entre deux vertébrés d’ordre différent».

Comment lire alors les manifestations contemporaines du racisme ?

L’évocation d’un texte ancien permet d’éclairer notre actualité. Quand Christiane Taubira parle d’une «attaque au cœur de la République» [lire Libération du 6 novembre, ndlr], elle a raison de rappeler qu’il ne s’agit pas uniquement de son cas propre mais de «millions de personnes qui sont mises en cause quand on [la] traite de guenon». Avec nos éclaireurs du XIXe siècle, dont les livres dorment sur les rayons de nos bibliothèques et qui se battaient déjà contre leurs collègues raciologues, c’est le genre humain dans son humanité entière qui est atteint par les visions du monde que supposent les conceptions raciales de l’histoire humaine. Si le racisme n’a cessé de se développer ces dernières années, il suffit de relire à ce propos la presse internationale au moment de la première élection d’Obama, l’idée de «race» ne correspond plus aujourd’hui à aucune définition précise : c’est même la plasticité de ce terme, son côté fourre-tout, qui lui assure ses usages multivoques. Mais là encore rien n’est simple. Car à cette plasticité s’articule de l’indélébile (ce qui ne s’efface pas et demeure perpétuel), de l’invariable (ce qui est indéboulonnable), du substantiel (ce qui appartient à l’essence) et bien sûr de l’essentiel (ce qui est originaire, primordial, voué à se perpétuer sans fin).

Comment lutter contre ces discours racistes ?

Face aux problèmes, innombrables dans toute société, les solutions ne sont jamais simples et ce n’est pas à l’historien du passé d’apporter des réponses. Peut-être faut-il rappeler quelques constats élémentaires : toute communauté humaine se transforme dans l’histoire. Or, raciser un groupe, une population, c’est l’assigner dans un passé sans avenir – et plutôt que de traiter ce que peuvent être effectivement des problèmes politiques, économiques, culturels, voire religieux, problèmes qui font partie de l’histoire des sociétés humaines, il est plus simple d’assigner l’autre à un rôle sans histoire : sans devenir. Lorsqu’enfant (je suis né juif polonais en 1946), il m’arrivait d’être injurié par des passants, ils me disaient quoi ? «Tu es comme tes parents et tes enfants seront comme toi.» Ce qui m’était alors signifié, c’est que j’étais, comme tous ceux qui faisaient partie de cette même humanité stigmatisée, aux limites de l’humain, entre bête et diable, incapable de changer quoi que ce soit à un «destin» – terme à la fois biologique et théologique. Ce qui m’était alors asséné, c’est : «Vous, vous êtes toujours les mêmes !»