Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage. Ibn Arabî, le Livre et la Loi

Immense, difficile, controversée, l’œuvre d’Ibn Arabî (1165-1240) n’en a pas moins marqué de son empreinte huit siècles de vie spirituelle en Islam, du Maghreb à l’Extrême-Orient. Son auteur l’affirme tout entière puisée dans le Coran, l’« océan sans rivage ». C’est ce que Michel Chodkiewicz a entrepris de vérifier dans cette étude qui analyse de nombreux textes, parmi lesquels cette somme prodigieuse que constituent les Futûhât Makkiyya, les “Illuminations de La Mecque ».

Cet ouvrage met en évidence les principes herméneutiques qui gouvernent Ibn Arabî dans l’interprétation du livre : loin d’être allégorique, l’exégèse la plus profonde et la plus neuve naît toujours chez lui de la plus scrupuleuse attention à la lettre. Il montre aussi qu’en tous ses écrits le Coran est visiblement ou invisiblement présent à la fois dans la texture de l’enseignement qu’ils enferment et dans la structure qui en ordonne l’exposé, révélant ainsi la cohérence d’une subtile architecture dont la logique échoue à rendre compte.

Ce livre fait apparaître enfin que, pour Ibn Arabî, le voyage initiatique est un voyage dans la Parole divine elle-même. Mais la Révélation n’est pas seulement message, anamnèse de vérités perdues : elle est Loi, rappel aux créatures du statut de leurs « exemplaires éternels ». Et c’est sous la conduite de la Loi, dans la plus rigoureuse observance de ses prescriptions, que doit s’accomplir, à travers les « demeures du Coran », cette ascension au terme de laquelle la sainteté atteint sa plénitude.

224 p., février 1992 – EAN 9782020132176

Michel Chodkiewicz est mort le 31 mars 2020, à 90 ans. Patron des éditions du Seuil durant une décennie (1979-1989), puis directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, il fut un spécialiste reconnu du soufisme, s’étant lui-même converti à l’islam dans sa jeunesse. Jean-Louis Schlegel, qui fut éditeur au Seuil de 1986 à 2009, et Maurice Olender, qui édita son livre sur Ibn Arabî dans sa “Librairie du XXe siècle”, lui ont rendu hommage dans un texte publié le 4 avril 2020 dans le club de Mediapart, sous le titre “Le mystère et le génie de Michel Chodkiewicz (1929-2020)”. Il peut être lu dans son intégralité en suivant ce lien. Est ici reproduite la partie de ce diptyque écrite par Maurice Olender.

Souvenirs liés à Michel Chodkiewicz

Le Genre humain – « à prendre ou à laisser »

Nous étions au printemps 1987. Ma première rencontre avec Michel Chodkiewicz a lieu sur le conseil de François Furet qui savait que la revue Le Genre humain, créée en 1981 à l’École des hautes études en sciences sociales et à la Maison des sciences de l’homme, notamment avec Léon Poliakov, Colette Guillaumin, Albert Jacquard, Alain Schnapp et Nadine Fresco,  n’avait plus d’éditeur. J’avais demandé un rendez-vous avec celui qui était alors le PDG des éditions du Seuil.

27 rue Jacob premier étage. Accueilli par Catherine Camelot, qui exigeait d’être désignée comme sa « secrétaire », et non son « assistante », je rentre dans le bureau de Chodkiewicz. A ses côtés, si ma mémoire est bonne, Olivier Bétourné, alors secrétaire général.

Comme on le fait rarement, uniquement pour des rencontres qu’on imagine importantes, j’ai le souvenir précis d’avoir préparé ma première phrase :

« Ce n’est pas le directeur de la collection « Textes du XXe siècle », chez Hachette (collection créée en 1985), qui vient vous voir, ni le chercheur sous contrat pour un livre en cours destiné à la collection Hautes Études-Seuil/Gallimard, mais le directeur d’une revue sans éditeur. » En effet, à cette heure-là, Le Genre humain était « à prendre ou à laisser ».

La réponse de Chodkiewicz fut aussi immédiate qu’inattendue : « Mais c’est bien le directeur de cette revue que nous attendions ». Abasourdi, je ne comprenais pas ce qui s’était passé… Bien plus tard j’ai pensé que Françoise Peyrot, qui n’était pas seulement la patronne du service de presse mais qui jouait alors un rôle important dans la maison, avait préparé le terrain.  Ce jour-là Michel Chodkiewicz a sauvé Le Genre humain. 

En février 1988 paraissait le volume 16-17, consacré au thème de La Trahison, avec notamment des articles de Raymond Aron, Jean Pouillon, Richard Marienstras, Marcel Bénabou, Maurice Godelier… et déjà Michel Pastoureau. C’était le premier volume de la nouvelle série du Genre humain qui n’a plus quitté le Seuil depuis.

Trop long serait le récit des échanges liés au transfert de la collection « Textes du XXe siècle », de chez Hachette (1985-1988) au Seuil – où les premiers volumes de « La Librairie du XXe siècle » sont sortis en septembre 1989, le même jour que Les Langues du paradis.

Précision technique : un jour, peut-être, les historiens des sciences humaines auront la curiosité de jeter un coup d’œil sur les archives, à l’IMEC, liées au contrat, assez singulier, que Michel Chodkiewicz a choisi de signer, acte de naissance, de la création de cette collection d’auteur qui a pour nom « La Librairie du XXe siècle » – devenue « La Librairie du XXIe siècle ».

Maison de l’Amérique latine, Paris, 20 septembre 1989, à l’occasion de la sortie des premiers titres de la collection « La Librairie du XXe siècle ». De gauche à droite : Michel Chodkiewicz, Claude Cherki (qui vient de lui succéder à la tête du Seuil) Maurice Olender, Lydia Flem (de dos), Olivier Bétourné, alors secrétaire général du Seuil © Archives Maurice Olender, IMEC


Les Langues du Paradis

Insatisfait du premier titre de mon livre, Aryens et Sémites : un couple providentiel, j’ai dit à Michel Chodkiewicz que je souhaitais son avis d’éditeur. Nous étions au printemps 1989. Il m’a fait venir un matin à 9h rue Jacob – c’était très (et même trop) tôt pour qui écrit la nuit. Je rentre dans son bureau :

Lui : « Il n’ y a pas d’hésitation à avoir. Votre titre c’est Les Langues du Paradis. »

Moi : « J’en serais très heureux. C’était le titre de mes séminaires aux hautes études en 1985 déjà… En quelque sorte, vous me rendez mon propre titre. Il y a un seul problème. Dans ce livre, il n’est jamais question des langues du Paradis. »

Lui : « Peu importe. Votre livre ne parle que de cela. N’oubliez jamais qu’un titre est un emblème. A ne pas confondre avec le descriptif d’un livre. »

Publié en 1989, Les Langues du Paradis est traduit dans une quinzaine de langues…

Un Océan sans rivage. Ibn Arabî (1165-1240)

Chodkiewicz Un océan sans rivage, Photo Maurice Olender

Je connaissais le beau livre sur Ibn Arabî de Chodkiewicz que Pierre Nora avait publié chez Gallimard en 1986.

Un jour j’ai dit à Chodkiewicz (qui avait quitté la direction du Seuil à l’automne 1989 pour rejoindre les Hautes Études) que s’il me confiait un livre pour la collection je serai heureux de le publier.

Il m’a dit qu’il en serait ravi. Mais il m’a surpris en précisant qu’il fallait que je sache que ce livre ne ferait nul plaisir au Seuil – simplement parce qu’il ne se vendrait pas.

J’ai eu la chance de publier en février 1992 son livre au titre qui fait rêver, pas seulement en période de confinement, Un Océan sans rivage. Ibn Arabî, le livre et la loi. Ce volume, qui introduit à l’œuvre d’Ibn Arabî,  est aussi puissant qu’une initiation. Et aussi exigeant qu’une épreuve d’amour. Le livre s’ouvre sur un exergue, extrait de la Théophanie de la Perfection  d’Ibn Arabî :

Ô mon bien-aimé! Que de fois Je t’ai appelé sans que tu M’entendes !
Que de fois Je me suis fait voir sans que tu Me regardes !
Que de fois Je me suis fait parfum sans que tu Me respires !
Que de fois Je me suis fait nourriture sans que tu Me goûtes !
Comment se fait-il que tu ne Me sentes pas dans ce que tu respires ?
(…)
Aime-Moi et n’aime rien d’autre
Désire-Moi
Que Je sois ton seul souci à l’exclusion de tout souci !

L’expérience mystique et la pratique de l’édition

Reste ce qui peut apparaître comme un mystère au regard d’une “raison” étriquée, si l’on veut bien admettre ce double constat : Michel Chodkiewiz a été l’un des plus éminents spécialistes  de l’œuvre  mystique d’Ibn Arabî. Il a en même temps été un créateur hors norme dans le monde de l’édition contemporaine… Après avoir dirigé les célèbres revues La Recherche et l’Histoire, il a été PDG des éditions du Seuil de 1979 à 1989 – devenant ensuite professeur aux Hautes Études.

Un homme à l’image du titre d’un de ses livres :  à la fois « sans rivage » et s’inscrivant dans et par le  « livre » et « la loi ».

Si on se pose la question de savoir comment tant de « pluralité » peut s’articuler en un être « singulier », il n’est pas impossible qu’il faille se recueillir en feuilletant quelques classiques de la littérature mystique d’Orient et d’Occident. Comme dans une fugue de Bach, on peut y déceler l’une des constantes de l’existence humaine que certains textes, théoriques  et philosophiques ou de pratique mystique, ont tenté de formuler en  élaborant des conceptions donnant lieu à une multiplicité de « niveaux de l’être » pour dire la créativité poétique des mortels.

Maurice Olender, historien (EHESS) et éditeur (Seuil)