
On trouvera ici réunis deux textes de Maurice Olender en hommage à Antonio Tabucchi. Le premier a été publié dans Mediapart le 27 mars 2012. accompagné d’un texte d’introduction lui aussi reproduit ici. Le deuxième a été lu, le 9 mai 2012, lors d’une soirée consacrée à Antonio Tabucchi à la Maison de l’Amérique Latine et publié dans Le Magazine littéraire (n° 522, été 2012, p. 90-91).
In memoriam Antonio Tabucchi, Mediapart, 27 mars 2012 :
Maurice Olender rencontra Antonio Tabucchi en novembre 1990, à Vecchiano, près de Pise ; quatre ans plus tard, en 1994, avec Marc Augé alors Président de l’École des hautes études en sciences sociales, il invitait Tabucchi à faire des séminaires sur Pessoa. Ces Lectures de Pessoa ont été publiés sous le titre La Nostalgie, l’automobile et l’infini dans « La Librairie du XXIe siècle » au Seuil en 1998 – où ont également paru Les trois derniers jours de Fernando Pessoa. Un délire (1994) et Autobiographies d’autrui (2002).
Le mardi 28 septembre 2004, à la Maison de l’Amérique latine à Paris, Antonio Tabucchi, Bernard Comment, son traducteur, et Maurice Olender se sont retrouvés. C’était à l’occasion de la parution de Tristano meurt (Gallimard), magnifique roman guettant les réminiscences d’un agonisant.
Dans les livres d’Antonio Tabucchi le tout de l’existence se joue en un instant. Le style malicieux de son écriture peut ici ou là s’associer à une danse du chaos jamais dénuée de facéties, de mouvements espiègles. Dans Tristano meurt, c’est la vie même que Tabucchi a voulu chanter dans un soliloque où la tension romanesque, entre soi et un double, renvoie à soi indéfiniment – comme dans un miroir où notre « autre » résulterait pourtant d’une face d’altérité. Si le lecteur francophone peut distinguer, dans la traduction de l’italien, tant de jeux, entre gravité et légèreté, c’est au savoir-faire de Bernard Comment qu’il le doit, au rythme d’une langue française dont la rigidité rend trop souvent malaisées des traductions adéquates…
Mais Bernard Comment le traducteur est aussi Bernard Comment l’écrivain, un romancier qui ne craint ni les grandes eaux ni les poissons – même quand ceux-ci « parlent » grec comme dans Un Poisson hors de l’eau (Seuil, 2004)….
La confusion rigoureuse des sentiments
Antonio Tabucchi a l’art de faire de la fiction avec du prosaïque, du roman avec la micro-matière du quotidien qui échappe tant elle nous crève les yeux. Dans les premières pages de Tristano meurt, Antonio Tabucchi écrit : « Je voudrais essayer de commencer par le début, pour autant que le début existe, parce que… l’histoire d’une vie ça commence où ?, je veux dire, comment faire pour choisir ? » (Tristano meurt, trad. de l’italien par Bernard Comment, Gallimard, 2004, p. 15). Le lecteur est à ce point saisi par le récit de Tristano (et d’abord de quoi s’agit-il ? est-ce le récit de Tristano ou le récit du récit de Tristano ?) que je ne vais pas même essayer de « commencer par le début » – ce serait trop difficile.
Surtout quand on découvre ce livre comme je l’ai lu en cet été 2004 : aussi lentement que possible. Sans jamais m’arrêter. Chaque jour, chaque soirée et chaque matinée – car il n’y a pas de moment plus propice que d’autre pour la lecture de Tristano. Sans doute parce que l’alliage des thèmes, mais aussi la confusion rigoureuse des sentiments, que Tabucchi orchestre avec cette intelligence sensible qui traverse toute son œuvre (ne pas oublier de relire Autobiographies d’autrui), peut convenir à toutes heures du jour et de la nuit – et, plus encore, entre les deux, dans la pénombre des existences. Peut-être aussi parce que Tristano ouvre le temps, le propulse à la face du lecteur surpris par le souffle, la voix, les échanges entre celui qui serait l’écrivain, celui qui serait le témoin.
Cette inquiétude liée à qui parle de quoi dans l’échange entre soi et soi, cette attention au témoin s’inscrit d’emblée dans l’exergue qui renvoie à la célèbre formule de Paul Celan disant l’impossibilité de témoigner pour le témoin (Niemand zeugt für den Zeugen). Une telle incision dans le tissu du temps se retrouve à la fin du livre quand l’auteur s’interroge sur ce qui reste des actions, des paroles, sur ce qui demeure dans les signes de toute disparition. Tabucchi écrit alors que « les paroles restent… les miennes… surtout les tiennes… les paroles qui témoignent. Le verbe n’est pas au commencement, il est à la fin, l’écrivain. Mais qui témoigne pour le témoin ? C’est le problème, personne ne témoigne pour le témoin… » (Tristano meurt, op. cit., p. 196). Si je cite ce bref passage, où la fin du livre évoque l’exergue initial de Celan, ce n’est pas pour astreindre le roman à la question du témoin. C’est plutôt pour reconnaître à ce roman sa dimension historique, poétique et politique. Car ne s’agit-il pas ici d’un récit marqué à la fois par ce que notre époque fait du temps qui passe, en le gommant, par ce que notre âge fabrique de mémoire, et notre actualité d’oubli, au quotidien ? Tabucchi nous donne ici un grand livre sur ces questions sans issue pour tout un chacun : la mémoire fracassée d’une époque qui souffre d’un déséquilibre, quasi technique, entre les jeux d’oubli et de mémoire – entre l’inscription de la vie et du silence qui la déborde.
En lisant à haute voix
Entre écriture et oralité, entre la mort en devenir et la vie qui à chaque instant la sublime, le souffle se bat pour et contre l’écriture : la voix contre l’écriture du biographe qui aspire son passé. Tabucchi alerte son lecteur : « (…) comme si la réalité était celle qui se voit, est-il possible que tu penses vraiment que la vie peut être contenue dans une biographie ? » (ib., p.129). Ou encore ceci, que nul ne peut escamoter : “Je crois qu’aucun écrivain n’a jamais réussi à dire pourquoi il écrivait, mais quoi qu’il en soit, qu’est-ce que ta vie a à voir avec celle de Tristano, pourquoi t’es-tu identifié précisément à lui ? » (ib., p. 132). Alors, jaillit la question sans recours : « Pourquoi est-ce que tu écris, l’écrivain ? Tu as peur de la mort ? Tu voudrais être un autre ? »… Tout ceci n’interdit pas un « pacte » d’écriture, pacte nocturne, sans doute, où « un échange » pourtant aura lieu, à la condition « d’abord de mettre les choses au clair » (ib., p. 104-105). Ne trouvez ici nulle contradiction ; bien plutôt une conception aussi rigoureuse que fluide de l’intrigue romanesque. Rien n’est en effet plus étranger à Tabucchi que la théologie, quelle que soit sa dogmatique, voire même son esthétique. Ou alors ce serait une démarche par soustraction (« théologie négative » disait-on jadis), visant à se sauver de toute fraction duelle.
Tabucchi n’aime pas plus la métaphysique à deux sous, ni les croyances inutiles. La vie concrète, prosaïque, recèle suffisamment de mystère. Pas la peine d’en rajouter. C’est précisément cette attention au prosaïque, au plus proche des puissances du banal, entre un lapin au romarin et un gâteau au chocolat, cueillant des souvenirs perdus, recomposés que le récit transforme ses paroles en témoins, ses mots en histoire et en actions foudroyantes.
Le roman nous élance dans une course soumise à sa propre fiction par une série de renversements de rôles, de fonctions aussi, y compris dans la langue : ainsi quand Tabucchi induit à la fin du livre le passage du tutoiement au vouvoiement : le vous du grand « congé ». Nombreuses sont les pages où on ne sait plus où est l’écrivain, où le témoin, où celui qui n’a que sa vie vécue : « Et il me semble parfois que tu es un peu moi, de sorte que je me demande si ce que je te raconte est à moi parce que je le raconte ou si c’est à toi parce que tu l’écris… ». Et encore : « (…) fie-toi à ce que je dis, ma respiration touche à sa fin, je le sens, et donc aussi la voix, cette voix qui t’a raconté une vie comme elle pouvait(…), la vie ne se raconte pas, je te l’ai déjà dit, la vie se vit, et tandis que tu la vis elle est déjà perdue, elle s’est échappée… ». Ultime aspect de ce miroir aux identités poreuses, à l’avant-dernière page du livre : « Je ne veux pas être celui qui raconte, je veux être raconté… » (ib., pp. 104, 198 et 203). Ces glissements de l’un à l’autre, qui pourraient faire penser à un couple démultiplié, où l’on se cogne sans se rencontrer, ne doivent pas gommer les contenus de cette vie – de ces vies plurielles.
Les personnages sont plus que deux ; il ne faut pas oublier la figure insistante de la Frau, cette maîtresse des lieux qui, dans ce roman où le temps livre son propre combat, est aussi un signe de l’intemporel. Pas esquiver non plus les nombreuses aventures qui traversent le roman, avec ses personnages venus d’ailleurs, comme sortis de l’ombre d’une vie. Ces êtres de chair et d’histoire nous sont si proches qu’on ne sait plus toujours qui est où. L’enfance mange le temps. Soudain, l’intrusion survient. Car dans ce livre, où le corps et ses pesanteurs est si présent, c’est le corps du lecteur qui se met aussi en branle. En lisant Antonio Tabucchi, souvent d’abord sans même m’en apercevoir, je me suis retrouvé lisant à haute voix ; pour qui ? pourquoi ? j’étais devenu une de ces voix qui traverse le livre. De la même manière que nous sommes conviés, dans les romans de Tabucchi, à entendre la parole des morts, à deviner les rêves animés du père disparu, Antonio le magicien transforme le silence de ses lecteurs en figures loquaces de la littérature mondiale.
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Texte lu, le 9 mai 2012, lors d’une soirée consacrée à Antonio Tabucchi à la Maison de l’Amérique Latine et publié dans Le Magazine littéraire, n° 522, été 2012, p. 90-91
Antonio Tabucchi était locataire d’un lieu unique, pourtant commun à tous les mortels : la langue. Ludique, son écriture pose un regard inquiet sur notre humanité, une vision également poétique et politique. Si, pour Tabucchi, la langue est affaire de voyage et d’exil, elle est tout autant espace onirique où les réalités de l’existence et de l’amour jouent à cache-cache, dos à dos, face à face.
Pourquoi privilégier la langue ? Parce que si, pour Tabucchi, elle est lieu de vie, lieu d’amour, elle sera aussi pour lui, notamment dans Requiem (Christian Bourgois, 1993), langue-sépulture. Tabucchi découvre l’œuvre de Pessoa et choisit le portugais, langue de l’amour pour Zé (son épouse Marie-José de Lancastre), cette langue qui plus tard s’inscrit dans son livre le plus singulier — il faudrait dire son livre « singulier par excellence », parce que c’est le seul qu’il a écrit en portugais : Requiem. Dans ce roman, la langue portugaise naît d’un choix onirique. Et le rêve qu’Antonio fait de son père, de la voix de son père, il le raconte dans « Un univers dans une syllabe », texte publié dans la NRF, écrit à Paris, au printemps 1998, « en partie directement en français, avec la complicité de son traducteur (Bernard Comment) — texte que Tabucchi a choisi d’inclure en 2002 dans Autobiographies d’autrui. Poétiques a posteriori (Autobiographies d’autrui, p. 15-50), un livre « pour Zé, a priori ». Il a choisi le portugais, non plus son toscan natal, celui de Vecchiano et de la côte tyrrhénienne, mais l’idiome de Pessoa, devenu langue de l’amour d’une vie, puis, dans Requiem, linceul pour le père.
Kafka, Celan, Tabucchi
Aux rencontres d’Aix-en-Provence, en octobre 2000, dédiées à l’œuvre d’Antonio Tabucchi, où nous étions nombreux rassemblés autour de lui, j’avais signalé un vieux terme grec dont Antonio faisait un usage quasi biographique, l’« alloglossie » : l’adoption d’une langue de l’autre, le privilège accordé à une langue autre — pour Antonio le portugais. J’avais alors évoqué l’alloglossie en soulignant à la fois l’altérité, qui surgit en toute langue, et la langue de l’autre, chez Kafka, Celan et Tabucchi. Comme dans toute comparaison, il s’agissait autant de rapprocher que de distinguer. D’associer Kafka, Celan et Tabucchi pour restituer à leur œuvre la spécificité de leur propre alloglossie. Ce jour-là, je proposais, en signe d’amitié à Antonio, un triangle composé par ces trois formes d’altérité (Kafka, Celan et Tabucchi), où le choix et le non-choix de la langue racontent, entre contrainte et liberté, la genèse d’une œuvre.
Peu de temps avant, à la une du journal Le Monde, Tabucchi publiait un long texte — « Suspecte lusophonie », Le Monde, 18 mars 2000 — où il était question d’alloglossie : “l’adoption d’une langue autre, l’alloglossie, n’a rien à voir avec l’état civil. (…) Visiter une dimension inconnue à travers l’instrument d’une langue est une des expériences les plus énigmatiques et émouvantes qui puissent s’offrir à un écrivain. D’ailleurs c’est dans l’espace de la langue que tout écrivain recherche simplement sa parole, laquelle est toujours liée à une forme de voyage qui ressemble à l’exil ». Tabucchi a souvent dit, en parlant de Requiem, qu’il avait été guidé par la langue des souvenirs — et que chaque langue est habitée par ses propres souvenirs.
Un souvenir de Novalis
C’est dans une langue qui m’échappe, dans un idiome dont je ne sais rien, qu’un souvenir jamais confié à Antonio m’est revenu, un souvenir non formulé à Aix ce jour-là, le samedi 14 octobre de l’an 2000, où je n’avais pas en mémoire un fragment de Novalis lu à la fin de ma longue adolescence. Dans ce fragments de 1798, le poète du tout premier romantisme ne parle ni d’alloglossie, ni même explicitement de l’adoption d’une langue de l’autre. Mais, dans ce fragment, Novalis dit combien la compréhension naturelle de l’altérité, de l’autre, de l’étranger, le verstehen natürlich de tout ce qui est fremd, nous est intime, dès lors qu’on varie en se multipliant en nous-même.
Autrement dit, quand on découvre son propre visage dans le miroir de l’autre, quand on entend sa propre voix dans l’oreille d’autrui, quand on s’écrit à soi-même dans la langue de l’autre, quand on compose son autobiographie dans la langue d’autrui, c’est aussi cette part obscure de l’autre qui nous éclaire de l’intérieur. Un peu comme quand on prête aux fantômes de l’amitié sa propre voix pour nous interpeller dans une langue qu’il nous reste toujours à apprendre.
L’un des hauts lieux de l’œuvre d’Antonio Tabucchi n’est-il pas marqué par cette intimité « plurielle » évoquée par Novalis, cette confiance faite de confidences, comme peut l’être tel passage de Requiem, quand le plus ordinaire coïncide avec de l’extraordinaire ? Dans la langue de Tabucchi, n’est-ce pas toujours le plus lointain, logé dans le si proche, qui incite à tutoyer les fantômes ?
Désormais, dans cette géographie qui a pour lieu la fiction créatrice, unique espace que Tabucchi reconnaissait, ce sera à chacune et à chacun de nous, à ses lecteurs, de tutoyer sans fin Antonio, devenu un proche, un intime, comme un de ces doubles qui habitaient sa mémoire, comme un de ceux qui sont sans fin locataires de nos propres existences.