Maurice Olender : Un gisement à ciel ouvert, à propos du film « Ma vie en Allemagne avant et après Hitler » de Jérôme Prieur

Ma vie en Allemagne avant et après Hitler © Roche Productions / ARTE France

 

Une petite annonce du New York Times du 6 août 1939 invite « toute personne qui a connu l’Allemagne avant et après 1933 » à témoigner par écrit.

Le but de l’enquête (pilotée par l’université de Harvard) était de récolter « à chaud » des informations, nourries d’histoires personnelles ordinaires, des images de la vie quotidienne permettant de comprendre les ressorts (psychologiques, sociologiques, économiques, politiques) mobilisés par une société totalitaire : le national-socialisme. Il s’agissait pour les promoteurs universitaires de cette enquête de cerner notamment « les mystifications de la jeunesse allemande » et les « stratégies de la terreur » qui minent toute intériorité : au travail, dans la vie amoureuse, familiale quand – comme l’écrit un des témoins (ici sous pseudonyme) – les « parents vivent sous la menace d’être dénoncés par leurs enfants », quelquefois l’inverse également.  

Longtemps l’exceptionnel matériau du prochain film de Jérôme Prieur a sommeillé dans 4 km d’archives linéaires d’un fonds inédit conservé principalement à la Houghton Library de Harvard et aussi au Leo Baeck Institue de New York.  Manuscrits ou dactylographiés, en allemand et en anglais, cet ensemble démesuré supposait des choix dont résulte un corpus de 8.500 pages -un tiers environ de l’ensemble : 83 manuscrits sur 263.

Pourquoi insister sur cet énorme travail préliminaire, accompli avec une équipe de lecteurs franco-allemands, si ce n’est pour souligner que personne ne peut « lire » 4 km d’archives linéaires.

Près de quatre-vingt ans après, Jérôme Prieur va « faire parler » ces archives, faire entendre leurs voix-off, en nous montrant des films de la même époque, souvent réalisés avec de petites caméras par des anonymes (les mêmes que ceux qui ont écrit ? d’autres ? le saura-t-on jamais?). Le projet du film de Prieur résulte d’une même inspiration où le document écrit (les manuscrits du fonds d’Harvard) est enrichi par le cinéma d’archives (ces petits films sans doute jamais vus tournés à la va-vite). Autrement dit ce film en devenir permettra de faire surgir des archives écrites (non pas « colorisées » mais « sonorisées » ici par une voix de femme) tout en montrant des visages contemporains souvent saisis dans ce quotidien que l’historiographie universitaire a longtemps négligé.

Renouant avec l’art même du cinéma Prieur a sous la main un matériau aussi rare que précieux qui lui permet d’articuler la voix des archives au silence des images d’époque. Le montage, cet art de l’écriture cinématographique, lui permet de restituer de l’image et du son en toute rigueur historique.

Il ne s’agit donc pas uniquement de « montrer » des archives au cinéma mais de les « entendre », de les « voir » vivre.

On l’aura compris : pour toute citoyenne, tout citoyen (pas besoin d’être ni historien ni amateurs d’archives !) le film de Prieur apparaît comme capital. En immergeant les spectateurs dans l’expérience de la vie quotidienne de ce passé si proche, le film permettra de « voir », donc de mieux « savoir », une fois de plus, combien les mécanismes démocratiques sont tributaires des fragilités qui les caractérisent.

Mais cette période (les années trente en Europe) permet aussi de prendre la mesure de la composante « irrationnelle » qui peut, dans certaines circonstances historiques, marquer certains choix de la « raison » humaine.

Pour terminer, deux faits remarquables me sont apparus en prenant connaissance du projet de ce film nécessaire. Ces deux faits, qui appartiennent à des registres entièrement différents, témoignent aussi, me semble-t-il, de « notre  histoire ».

1. lors du recensement du 16 juin 1933, la population juive de l’Allemagne était inférieure à 0.75 % (environ 505 000 personnes sur 67 millions).

2. près de 80 ans après l’enquête du New York Times initiée en 1939 par la prestigieuse université de Harvard, mises à part les recherches exploratoires de quelques chercheurs nommés par Jérôme Prieur, aucun travail d’importance n’a été entrepris sur ces 4 km d’archives linéaires. Un archéologue-archiviste aurait pu dire de ce fonds inédit qu’il s’agit d' »un gisement à ciel ouvert » : tant ces archives étaient bien disponibles depuis… 1939.

En nous restituant ces archives « secrètes » malgré elles, le film de Prieur permet de rattraper 80 ans d’une histoire occultée.

Maurice Olender


Jérôme Prieur, Ma vie en Allemagne avant et après Hitler, France, 2018,
2 x 52 min, Roche Productions / Arte France avec la participation de Toute l’Histoire. Ce film a reçu le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

Extrait 1 :

Extrait 2 :