Fethi Benslama, penser les ressorts de la violence islamiste

Fehti Benslama (Télérama, n° 3694, 31 octobre-6 novembre 2020)


On trouvera ici l’entretien que Fehti Benslama a donné à Valérie Lehoux de Télérama à propos de l’assassinat de Samuel Paty :
« Après l’attentat de Conflans, comment lutter contre le poison de l’islamisme ? » (Télérama, n° 3694, 31 octobre-6 novembre 2020). Fehti Benslama, « spécialiste du fait religieux, décrypte notamment le fonctionnement psychique des islamistes et les ressorts, pour certains, du recours à la violence. Tout en dessinant de premières pistes d’action concrète, il explique en quoi l’analyse des derniers événements permet de comprendre ce qui est en train de se jouer ».

« Télérama : L’onde de choc de ce dernier attentat est plus forte que celle d’autres attaques récentes, qui avaient fait davantage de victimes...
Fehti Benslama : Le crime atroce dont a été victime Samuel Paty nous oblige. Il exige de nous à la fois la dénonciation, l’affirmation des valeurs de la République, mais nous oblige aussi à faire une analyse rigoureuse de ce qui a conduit à cette terrible mise à mort d’un enseignant à proximité d’un collège. Surtout, cette analyse ne doit pas rester abstraite, mais aboutir à orienter des actions concrètes de prévention et de sauvegarde. La portée symbolique de ce crime est énorme. Par l’acte terrifiant de la décapitation bien sûr, mais aussi parce que l’école, c’est notre tête à tous. Le lieu de nos transmissions. De la même façon, on avait ciblé la liberté d’expression en tuant des journalistes, la liberté de conscience en égorgeant un prêtre, etc. Ceux qui commettent ces crimes ne sont pas des radicalisés lambda, ce sont des tueurs. Il est probable que l’assassin de Samuel Paty était un illuminé galvanisé, ou un psychopathe déséquilibré qui a senti monter en lui une haine effroyable et un sentiment de toute-puissance, le conduisant à commettre l’atroce en se croyant le vengeur du divin outragé. C’était aussi le cas avec les frères Kouachi, les assassins de Charlie Hebdo. Mais contrairement à eux, ou aux assaillants du 13 novembre, ce jeune ne semble pas piloté par une organisation extérieure. Nous sommes là face à un terrorisme endogène, tout à fait redoutable car très difficile à détecter. Il implique des jeunes qui paraissent ordinaires, mais qui sont aux aguets, prêts à se sentir appelés par Dieu pour agir. » (La suite de l’entretien est à retrouver ici).

On pourra également se reporter au livre de Fehti Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, que Maurice Olender a édité au Seuil en 2016. Dans l’entretien d’octobre 2020 pour Télérama, Fehti Benslama explicite ainsi le concept de « surmusulman » : « C’est une figure de musulman qui, dans le monde moderne sécularisé, se vivant traître à sa religion, se lance dans une surenchère continuelle pour prouver qu’il reste musulman. Il veut montrer et démontrer qu’il est encore plus musulman que musulman. On trouve ce phénomène dans d’autres religions. Chez les musulmans, il a pris une dimension massive. J’ai proposé également l’expression « archi-islam » : « archi » désigne étymologiquement l’origine et le commandement. Les tenants de l’archi-islam veulent commander les musulmans. Et prétendent à un retour imaginaire à l’origine ».


Enfin, se reporter au numéro 61 de la revue Le Genre humain (2019/2), États de la radicalisation.Le sommaire est à retrouver ici.


Dans la note liminaire du numéro, Maurice Olender écrivait :

« Depuis sa création, en 1981, la revue Le Genre humain a mis en œuvre une pratique de l’interdisciplinarité attentive aux tensions dynamiques entre savoirs, société et les aspects politiques qui affectent les sciences et les arts.

Je remercie Fethi Benslama, et les auteurs de ce volume, de proposer des analyses de diverses configurations de la « radicalisation », qu’elle soit ou ne soit pas « islamiste », sans jamais esquiver la critique des usages de cette notion, sans doute utile, qui n’échappe pas pour autant à la porosité d’une formulation « attrape-tout ».

À ce volume si riche, dans la diversité des questions abordées, on pourrait ajouter une démarche d’artistes liée à l’actualité internationale du cinéma, qui incite à explorer, dans d’autres registres, les innombrables pistes ouvertes par les chapitres de cet ouvrage.

Le dernier film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Le Jeune Ahmed, prix de la mise en scène du Festival de Cannes 2019, raconte « l’histoire des tentatives infructueuses de divers personnages pour conduire le jeune fanatique Ahmed, le personnage principal, à renoncer à son meurtre. Quels que soient ces personnages : Inès sa professeure, sa mère, son frère, sa sœur, son éducateur, le juge, la psychologue du Centre Fermé, son avocat, les propriétaires de la ferme où il est placé, leur fille Louise, aucun ne réussit à entrer en communication avec le noyau dur, mystérieux de ce garçon prêt à tuer sa professeure au nom de ses convictions religieuses.

Les deux auteurs du film montrent la complexité du phénomène qu’on désigne, faute de mieux, par « radicalisation ». Comme toute chercheuse, tout chercheur rigoureux, qui souligne les limites de sa maîtrise dans l’exercice de son savoir, ici, les frères Dardenne, dont la création est à la fois esthétique et éthique, nous disent que lors de l’écriture du film leur personnage leur a « échappé ». Si je choisis de citer longuement des extraits inédits de la Note d’intention de ce film*, c’est parce que les propos des cinéastes peuvent être mis en interaction avec plus d’un aspect traité dans ce volume.

« En commençant l’écriture, nous n’imaginions pas que nous étions en train de donner naissance à un personnage si fermé, capable de nous échapper à ce point, de nous laisser sans possibilité de construction dramatique pour le rattraper, le faire sortir de sa folie meurtrière. Même Youssouf, l’imam de la mosquée intégriste, le séducteur qui a capté l’énergie des idéaux de l’adolescent pour les mettre au service de la pureté et de la haine de l’impureté, même lui, le maître, est surpris par la détermination de son disciple. Et pourtant, pouvait-il en être autrement ? Pouvait-il en être autrement si le fanatisé est si jeune, presqu’un enfant, et si, de plus, son maître séducteur l’encourage à vénérer un cousin martyr, un mort ? Comment arrêter la course au meurtre de ce jeune garçon fanatique […]. »

Les problématiques que mobilise ce qu’on désigne par « radicalité » sont non seulement plurielles ; elles peuvent aussi se manifester en prenant corps dans des inscriptions sociales dont la variété est parfois d’autant plus déconcertante qu’elles adoptent la forme d’indices hétérogènes qui les rendent peu lisibles au premier regard.

Plus d’une page de ce volume s’attarde sur ces questions, s’efforçant de mettre en évidence, tant sur le plan théorique que pratique, l’apport quotidien des acteurs de terrain que sont les « psy ». Comment se situer face à ce « noyau dur, mystérieux, de ce garçon prêt à tuer » ? Comment se construit ce type de « personnage si fermé », comment « le faire sortir de sa folie meurtrière », demandent les frères Dardenne ? D’une manière sans doute spécifique à leur art, mais pas uniquement, les deux cinéastes s’efforcent de mettre en scène leur personnage, d’en souligner « le fanatisme ». La réalisation du Jeune Ahmed les incite aussi à la lucidité, s’interrogeant sur leur propre motivation, dans le choix et le traitement de leur sujet.

Dans les Notes qui seront publiées dans le tome III de Au dos de nos images, Luc Dardenne laisse transparaître de nombreuses interrogations liées à une part d’inquiétude : ses propos apportent un éclairage inattendu, enrichissant la lecture du présent volume. Je choisis trois moments, trois notations spécifiques, écrites à trois dates différentes.

Le 19 août 2017.

« Parfois Ahmed m’attendrit, je le vois comme victime de son fanatisme. Je dois faire attention, rester dans le constat et suivre sa folle détermination, comme le fera la caméra. Quand il s’accroche à son désir de destruction, je sens que ma tendresse ne peut rien pour lui, il m’échappe, je sens qu’il est plus vrai, qu’il capte quelque chose d’objectif, peut-être quelque chose de notre époque. »

Le 24 novembre 2017.

« De nouveau le sentiment de ne pouvoir écrire ce scénario sur le petit fanatique. Il me semble que mon esprit accusateur l’emporte, que notre histoire n’arrive pas à générer la vie qui permettrait de sortir de l’enfermement d’Ahmed. Toutes les solutions que je trouve pour le sortir de cet enfermement me paraissent miraculeuses, angéliques. Et si c’est juste pour raconter que ce gamin ne peut pas sortir de son fanatisme, je ne vois pas l’intérêt de faire ce film. »

Le 6 février 2018.

« “[…] seul un être arrivé à la crispation de sa solitude par la souffrance et à la relation avec la mort, se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible.” Emmanuel Levinas (Le Temps et l’Autre). »

« C’est jusque-là que doit aller notre petit fanatique pour s’ouvrir à autrui, l’impur autrui. »

J’interromps ici la citation des notes de Luc Dardenne**.

* Note d’intention du film de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Le Jeune Ahmed, destinée à la presse pour la sortie du film en mai 2019. Merci aux deux cinéastes de m’avoir communiqué cette note.

** Merci à Luc Dardenne de m’avoir confié ces quelques notes inédites à paraître dans Au dos de nos images, tome III, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle ».