Maurice Olender, Outrage à la mort — à propos de La mort des juifs de Nadine Fresco

Le 15 janvier 2009, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Maurice Olender a été invité à parler du livre de Nadine Fresco La mort des juifs. Il a développé ses propos dans une lecture faite le 10 juin 2009, à l’invitation de François Vitrani, à la Maison de l’Amérique latine, lors de la présentation du même livre de Nadine Fresco, en compagnie de l’auteur, de Michelle Perrot et de Jorge Semprun. Son texte a été publié dans Mediapart le 16 avril 2010, en écho à un entretien avec Jorge Semprun et pour éclairer la controverse qui a suivi la publication du Jan Karski de Yannick Haenel.

Peut-on dire d’un livre qui porte le titre La mort des juifs que c’est « un beau livre » ? À cette question difficile, suscitée par le livre de Nadine Fresco, je vais tenter de répondre : sur les liens entre éthique et esthétique, entre ce que serait une morale et ce qui relève de l’œuvre d’art. Entre art et morale, un troisième terme pourrait éclairer le passage étroit que j’emprunte : pédagogie ou, si vous préférez, transmission entre les générations.

Comment en effet transmettre, non pas « la mort des juifs » mais ce qui, dans cette mort, aura été la mort de la mort – la fin d’un certain type de représentation de la mort. Et la marque, ou le dessein, d’un outrage à la mort qui aura cessé d’être le terme de la vie de tout humain ?

De génération en génération, comment faire savoir ce qui, non pas de la représentation mais de l’expérience de l’anéantissement, ne se communique pas, ou si peu, ou si mal, même dans une forme commune qui pourrait être partagée par tous. Cette forme peut être d’écriture, dans un livre, ou forme d’image, quelquefois en mouvement comme au cinéma (au théâtre, je pense à Jean-Claude Grumberg), ou encore dans d’autres formes de représentations plastiques, architecturales, sonores ou musicales. Toutes ces disciplines esthétiques, en interactions, peuvent aujourd’hui créer des paysages et des œuvres numériques aux dimensions temporelles de l’instantané.

Nama rupa

Reprenons la question initiale : d’un tel ouvrage peut-on dire qu’il est «beau» ?

Peut-être faut-il rappeler qu’en grec kosmos signale d’abord l’accord, l’équilibre harmonieux d’une forme, qui est dite alors bonne et belle – ce que désigne aussi le mot grec morphè, à la fois forme et beauté : beau parce que forme adéquate. Tout comme forma en latin désigne la beauté et l’équilibre, ou encore ce qui a simplement droit au titre de forme parce que tous y consentent d’emblée, sans avoir à délibérer à son propos ; parce que tout un chacun peut y reconnaître de la forme, comme dans la pièce de monnaie, identifiée au premier coup d’œil – en sanscrit rupa (qui donnera roupie) signifie notamment« forme » et « belle forme ».

J’ai interrogé un jour à ce propos Charles Malamoud en lui posant une question liée au souvenir d’une lecture sauvage faite à la fin d’une longue adolescence. Je me souvenais de la formule sanscrite nama rupa (disant que rien ne peut exister sans la conjonction du nom et de la forme). Il m’a confirmé que cette formule signifiait : « C’est par le nom et la forme que tout est déterminé » (et m’en a donné la référence dans une Upanishad).

Peut-être cette image sonore, nama rupa, m’avait-elle frappé tant le projet d’extermination conçu par les nazis conduisait à la ruine du nom propre, devenu matricule anonyme, entraînant la fin de toute forme d’humanité : éradiquer ce qui caractérise l’humain en le privant de nom, de forme – d’histoire aussi.

Ces quelques propos, à la recherche de formes possibles, font appel à des mots grecs, latins et sanscrits pour tenter de cerner un peu mieux la difficulté de ce qui passe sous ce titre, La mort des juifs, lié à la destruction d’une forme d’humanité – destruction que l’on retrouve autrement dans le génocide racial au Rwanda. Car il faut comparer et distinguer toujours, sans cesser de comparer pour autant, avant de restituer à chaque crime sa spécificité.

Dans la matière de l’oubli

La question posée est celle, récurrente, de l’art comme réparation, de la mise en forme comme consolation possible pourtant impossible – question posée sans que réponse y soit apportée : question de “l’art après Auschwitz » en écho à celle, inspirée d’Adorno, de « la poésie après Auschwitz ».

Toute l’œuvre de Paul Celan n’est-elle pas tentative de réponse à cette question. Et Georges Perec l’a fait à sa manière dans ses écrits – notamment dans son texte de 1961 sur « Robert Antelme ou la vérité de la littérature » (Perec, L.G. Une aventure des années soixante, Seuil, 1992, p. 87-114).

Pour formuler autrement le peu que je tente de dire ici : comment transmettre une expérience dont l’historien allemand Reinhart Koselleck (mort le 3 février 2006 : j’évoque ici celui qui fut aussi soldat dans la Wehrmacht) a pu affirmer qu’elle était non « immédiatement communicable », « aporétique », à l’extrême limite de toute expérience dicible. C’est le statut même de victime que les nazis ont voulu détruire dans ceux qu’ils s’efforçaient d’anéantir. Sans y parvenir entièrement. « L’absurde, écrit Koselleck, devient ici événement ». (Voir au chapitre « Le silence d’une génération » les pages sur Koselleck dans M. Olender, Race sans histoire)

Comment un cri, exprimant de la souffrance, aussi absolue soit-elle, comment le cri hurlant un crime pourrait-il assurer quelque chose d’audible de ce crime même ?

Pour tenter de transmettre, de génération à génération, ce qui est aux limites du transmissible, là où l’épreuve de l’absurde naît de la défaite de la forme, de l’éradication du nom propre, il faut pourtant, encore et toujours, des formes de mémoire, qui seules peuvent donner lieu à des formes créatrices d’oubli. Oui, pour rendre l’amnésie impossible, il faut donner une forme à l’oubli. Il importe de donner lieu à des formes créatrices d’oubli, à des monuments taillés dans la matière de l’oubli, qui seul peut assurer une mémoire ouverte, une mémoire offerte à de l’avenir.

Au printemps 1993, au Centre Beaubourg, lors de la présentation à la Revue parlée du livre de Rachel Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, en compagnie de l’auteur du livre, de Catherine Arditi, de Danièle Sallenave et de Claude Lanzmann, j’esquissai ce que serait une mémoire d’oubli : un oubli fondateur d’une autre mémoire que celle du « devoir » parce que résultant d’un travail accompli par une esthétique de l’oubli: « Il y a dans la mémoire quelque chose qui pense l’oubli, qui le réfléchit et l’abrite en le consolant autant que faire se peut. Il y a dans la mémoire quelque chose qui autorise l’oubli pour rendre le sommeil à ceux qui l’ont perdu. C’est pourquoi, dans la demande d’un livre à Rachel Ertel, il y avait tout à la fois une recherche de mémoire et d’oubli et, plus précisément, de mémoire consignant l’oubli ». (Texte publié par Michel Deguy dans Po§sie n°70, 1994. Depuis, dans Race sans histoire, p. 233-237).

Pour que des gestes de transmission, des formes de souvenir, dans leurs éclats discontinus, puissent devenir lisibles, audibles, visibles dans les œuvres, il faudrait un contenant adéquat à son contenu, subtile alchimie de mémoire et d’oubli, une forme appropriée à ce qui échappe. Ce que les Anciens désignaient par ordonnancement , forme de beauté – où la beauté résulte de la mise en forme : pour que les corps défaits puissent s’y recomposer en fiction, du moins être reprisés comme ces vieux tissus où le travail de la main s’oublie entre les trous pour imaginer les passerelles de l’avenir.

Kosmos, morphè, forma, rupa – ce queserait ici la forme ou la beauté de l’ouvrage – ne signifient pas ce qui distingue l’agréable du désagréable. Mais beauté au sens politique de ce qui, dans l’œuvre, exige la reconnaissance d’une forme partagée. Beauté encore dans la mesure où l’œuvre naît de l’exercice soumis à une syntaxe, une grammaire que tous peuvent voir, entendre, lire, reconnaître. Comme cette mesure commune qui, par son nom associé à une forme, assure à la monnaie un usage possible et sa valeur.

Une intelligence sensible

Voilà non pas pourquoi mais comment le livre de Nadine Fresco est un « beau livre » : un ouvrage qui permet, par ses formes d’écriture, d’entrevoir, d’approcher ce que serait, traduit par une intelligence sensible, de l’anéantissement. Les fiches d’archives, les documents juridiques, les notes de l’historien, sans quoi rien n’est possible, ne peuvent seuls conférer, au regard du public lecteur comme non lecteur, la lumière d’un regard, ni transformer les cris en sons articulés élaborant, aussi peu que ce soit, du sens – ou ce qui pourrait tenir lieu de quelques bribes de sens humain saisi dans une forme esthétique marquée par son histoire.

Autrement dit, si les travaux, toujours indispensables, de l’ensemble des disciplines savantes, sont nécessaires pour établir les faits, les documenter et, à ce titre, irremplaçables, ils ne pourront pas seuls assurer la transmission de « ce qui s’est passé là » – pour évoquer une formule des poètes yiddish présente chez Paul Celan : das was geschah/ dieses Geschehen.

Si, dans les décennies à venir, il ne va pas manquer de chercheurs pour explorer les sources que le temps met en sommeil dans les bibliothèques, ce sont sans doute les œuvres d’art qui portent en leur forme même une poétique du savoir – je pense à Shoah (1985) de Claude Lanzmann, à Drancy Avenir d’Arnaud des Pallières (1996). Avec d’autres, ces œuvres pourront assurer la transmission aux générations à venir – j’entends au plus grand nombre possible : comme Le Dictateur de Charlie Chaplin a pu, dans sa forme burlesque, dès 1939, démonter, pour les exhiber, les mécanismes de la dictature nazie.

Nadine Fresco pose la question du temps nécessaire pour qu’une telle transmission puisse devenir « sereine ». Cette dernière question est posée, dans ses formes propres, par Drancy Avenir. Appartenant à leur génération, le livre de Nadine Fresco, le film d’Arnaud des Pallières, me paraissent exemplaires pour éclairer ce que j’ai tenté de dire en posant la question : « Peut-on dire d’un livre qui porte le titre La mort des juifs que c’est “un beau livre” ? »

Reste la condition d’une roupie où l’oubli donne lieu à une forme de mémoire : comme dans l’usage d’une monnaie commune, valeur efficace où tous se reconnaissent – y compris ceux qui s’y opposent.

Reste encore, toujours à venir, la difficulté de la forme commune d’un tel consentir. Patrice Loraux en a dit la nécessité en 1990, à la demande de Nicole Loraux, dans la revue Le Genre humain : « On ne soupçonne pas encore ce que le”consentir” veut dire. Que c’est par lui seul qu’il y a un nous possible de la communauté humaine. Que c’est par lui seul qu’il y a ce qu’on appelle tout simplement l’être, c’est-à-dire l’expérience irréfutable du il y a. Et on ne sait pas que le consentir, le sentir en commun qui se sait, en nous, comme sentant le même, peut être malmené, voire interrompu. Il aura fallu qu’il soit interrompu pour qu’il soit soupçonné ». (Consentir, in Le Consensus nouvel opium ?, Le Genre humain, n°22, 1990, p. 151- 171).