
Maurice Olender l’écrit dans Un Fantôme dans la bibliothèque, au chapitre “Matériau du rêve”, « ma bibliothèque, qui ressemble à tant d’autres, contient, ce qui est également banal, plusieurs types de classement. (…)”. “Pourtant, il ne faudrait pas s’y tromper : une telle multitude de livres n’empêche pas de ne pas lire, ou si peu. On peut aimer s’entourer de livres pour rêver de les lire. Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d’inciter à une lecture sans fin qui n’aura jamais lieu ?”
Poursuivons la visite des lieux : il y a des « amas » organiques, livres et documents liés très précisément à tel ou tel dossier, écrits ou en cours d’écriture, rangés soit dans des rayons de bibliothèque (pour la sexualité des dieux, pour les corpus des Langues du Paradis), ou par terre (c’est très commode pour des travaux plus récents, notamment sur l’étymologie, la monnaie, etc.) : ici, classements verticaux et horizontaux (au sol donc) ont du sens et répondent aux nécessités du type de matériel et des documents, plus ou moins lourds, souples, sveltes, élancés. Il y a encore des ensembles par travaux en cours d’achèvement (pour Race et destin, ses prolongements divers, ses traductions), un fauteuil porte l’impossible mémoire des éminents intellectuels engagés dans le nazisme et leur silence tonitruant. Puis il y a des boîtes. L’une d’elles, éventrée, car trop pleine, dédiée à Pierre Charles, le bon jésuite belge qui fut le premier, en 1921, à décortiquer en philologue les Protocoles des Sages de Sion.
Enfin un lit, où plus personne ne dort, couvert de dossiers, documents classés, thèses, correspondances, etc. La cuisine même a, depuis peu, une partie de son sol submergé de dossiers.
Il y a encore divers fichiers et classeurs pour documents plus techniques (…). Tout ceci, et bien d’autres choses encore, dans moins de soixante mètres carrés.
Or, tous ces dossiers iront à l’IMEC, au fur et à mesure que je les aurai évacués de mes travaux achevés. Ici encore, un oubli salutaire fera son œuvre, transformant des documents souvent manipulés, vivants, en archives mises en sommeil, devenues consultables”.
Cette bibliothèque donne à voir. Elle est un laboratoire, la figuration de l’archive, d’une manière de travailler. Maurice Olender avait raconté ce lieu en 2017. Les photographies donnent à imaginer le reste.
“Dans la bibliothèque de Maurice Olender”, Sean James Rose
Livres Hebdo, 5 mai 2017
(Les liens hypertextes ont été ajoutés)
L’historien et éditeur de “La librairie du XXIe siècle“, qui publie avec Un fantôme dans la bibliothèque, le 17 mai au Seuil, l’un de ses textes les plus intimes, nous fait visiter sa formidable collection de livres à Bruxelles.
Longtemps il se sera couché de bonne heure. Le rendez-vous est fixé “plutôt à 12 h 30″. Maurice Olender est un couche-tard. Non par propension au noctambulisme, mais à cause de l’écriture. L’éditeur de la fameuse collection “La librairie du XXIe siècle”, au Seuil, travaille nuitamment. “La journée, je règle les affaires courantes, explique-t-il. C’est à 18 heures, 19 heures seulement que je commence à travailler pour moi. Quand on arrive à écrire, qu’on est lancé, il ne faut surtout pas s’arrêter.” Il ne lâche plus la plume avant 2 heures ou 3 heures du matin voire, dans les périodes particulièrement fécondes 6 heures. Ensuite il va au lit et se lève vers midi. Un peu comme un taxi de nuit ? La comparaison lui convient – l’idée de circulation d’un point à un autre, la translation, la traduction.

Taxi de nuit
Cette notion de passage et de passeur n’aura jamais cessé d’animer la vie de Maurice Olender. Taxi, oui, mais de nuit, insiste l’auteur des Langues du paradis (1989). Car la nuit ce n’est pas les ténèbres, ni l’ombre un néant de lumière. C’est dans l’obscurité d’un texte qu’on trouve tout le relief d’un sens occulté. L’historien aime “se laisser porter par ces zones médianes où l’ombre dessine peut-être mieux ce que l’on a à dire que l’opacité d’un monolithe brillant”.
Dans le gris, il faut avoir les sens affûtés – la vue, l’ouïe mais aussi le toucher. Les épigraphistes, ces spécialistes de l’archéologie qui se consacrent au déchiffrement des inscriptions anciennes, lisent ces alphabets quasi effacés sur de la pierre rongée par le temps, “avec leurs doigts”, rappelle Maurice Olender lui-même archéologue et philologue de formation.
C’est que ce natif d’Anvers a eu mille intérêts autres que la lecture et des occupations fort variées avant d’obtenir tardivement l’équivalent belge du “bacho” et de s’embarquer dans ses aventures linguistiques et philologiques. Maurice Olender est un érudit de contrebande : il a sauté dans le train du savoir en marche. Cliveur de diamants dans sa ville natale – métier auquel son père, d’une famille de commerçants juifs polonais, eut à se former après la guerre -, comédien au théâtre du Méridien à Bruxelles (il tint l’emploi de Lubin dans George Dandin, “le plus petit rôle de cette comédie de Molière”), le futur éditeur de Georges Perec, de Jean-Pierre Vernant ou d’Arlette Farge a longtemps été rétif à la lecture et à l’écriture, ainsi qu’il le raconte dans son nouveau livre, l’un des plus personnels qu’il ait jamais écrit, Un fantôme dans la bibliothèque.
Au commencement était une commande de la Bibliothèque nationale de France sur le thème de la lecture et de l’écriture. Une nuit de Noël lui vient l’idée d’une fiction sur un enfant qui ne veut absolument pas apprendre à lire et à écrire, qui se promet de “ne jamais approcher les alphabets” et qui, adolescent, sera happé par le tourbillon de l’érudition. A ce “roman d’une page” s’agrègent d’autres récits formant un tout de la mémoire sensible et poétique, “associations libres” et manière d’archives de l’intime de l’éditeur-écrivain, “une coagulation de 40 années”, allant du plus ancien des textes (remanié pour la présente édition) “De l’absence de récit” dédié “à la Messe en si de J.-S. Bach” (1977), au plus récent, “Un shabbat comme les autres” (2017), sur feu son père, incroyant et pratiquant à la fois, en passant par une magnifique “Lettre d’amour” (2011), où sont évoquées “les métamorphoses du manque”.
Jungle de Gutenberg
Aussi quel meilleur endroit pour en parler que le bureau même de son auteur : l’appartement bruxellois de Maurice Olender, intégralement converti en bibliothèque et où même le lit est devenu une vaste étagère. Seule la cuisine est épargnée par l’envahissement du papier dans ce deux-pièces sis près du siège de la Commission européenne, avec vue imprenable sur un square avec rocaille, fontaine, étang et petits canards. Ici, au sixième étage, c’est la jungle de Gutenberg ou plutôt de Babel tant foisonnent les ouvrages dans les langues les plus diverses, mortes ou vivantes : le Pentateuque en hébreu, un incunable sur la ville d’Anvers en moyen-néerlandais, le Zibaldone de Leopardi en italien, Mein Kampf d’Hitler, en sa récente édition critique allemande… Sait-il tous ces idiomes, auxquels il faudrait ajouter le latin, le grec et, bien sûr, le français et l’anglais ? Maurice Olender répond modestement : “Je m’en sers.”
Matériau du rêve
Et le visiteur d’être saisi d’un certain vertige à la vue de cette masse livresque qui l’embrasse, à peine le seuil franchi. Telle couverture, telle tranche vous fait un signe. On prend un livre au hasard. Des pages elles-mêmes dépassent des excroissances de “paperolles”. Ici un Post-it indique : “cf. Encyclique théologique post-massacre […] + Vatican II”. Il s’agit d’une étude sur les sources de l’antijudaïsme à l’aube de l’ère chrétienne, qui jouxte des publications des Cahiers du centre de recherches franciscaines de Jérusalem et les œuvres de Michel Foucault ; là des photocopies glissées à l’intérieur de l’ouvrage sont celles en langue originale des passages étudiés. Tout est annoté, griffonné, souligné, indexé.
Y a-t-il un ordre dans cet apparent désordre, cet “”amas” organique” où s’empilent également des dossiers ? A l’ordre classiquement alphabétique s’ajoute un rangement par disciplines : histoire ancienne et moderne, anthropologie et ethnographie, musique, théâtre, poésie, cinéma, écrits politiques, psychanalyse, littératures (par langues), histoire des religions, etc.
L’angoisse de notre propre ignorance nous étreint. Comment lire tous ces livres ? Et lui, l’homme de cette formidable bibliothèque, les a-t-il tous lus ? Non. Et peu lui chaut. Seul compte le “matériau du rêve“ : “On peut aimer s’entourer de livres pour rêver de les lire. Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d’inciter à une lecture sans fin qui n’aura jamais lieu ?” Ce “blanc” qu’est le fantôme de la bibliothèque justement. “Fantôme” est le terme utilisé par les bibliothécaires pour désigner la fiche ou la planchette qu’on place sur l’étagère en lieu et place du livre en consultation. Car l’absence n’y est pas tant le manque que le désir, désir de lecture, désir de l’autre, infiniment.
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Déambulation dans la bibliothèque de Maurice Olender, 2011
(Narration graphique Selma Olender)


























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Tournage d’un entretien pour Diacritik
22 février 2020








