Mort de Daniele del Giudice, les hommages de la presse française

Daniele Del Giudice et Maurice Olender, Venise, 1995 © Fonds Maurice Olender IMEC

L’Obs, 2 septembre 2021, Mort de Daniele del Giudice, ce « Faust avec une touche de Woody Allen »

« Les mots ont été les compagnons de sa vie et leur choix et leur disposition avaient impressionné Italo Calvino », disait au sujet de Daniele del Giudice, il y a quelques semaines seulement, Walter Veltroni, président du jury du prix Campiello. Ce prix récompensant l’ensemble de son œuvre, aurait dû être remis, ce samedi 4 septembre, à del Giudice. L’écrivain est mort dans la nuit du 1er au 2 septembre d’une longue maladie, a annoncé la presse italienne. « Del Giudice a su fréquenter la légèreté – selon le sens que Calvino lui-même attribuait à ce terme – en mélangeant avec la profondeur d’un voyage permanent, animé par le doute et la curiosité. Il a écrit des livres passionnants et cultivés, et a exploré l’univers des sentiments humains et celui, seulement apparemment lointain, de la technologie et de la mécanique », expliquait encore Walter Veltroni.

Né à Rome le 11 juillet 1949, Daniel del Giudice est ingénieur de formation mais a été journaliste et critique littéraire. Il fait ses débuts dans la littérature en 1983 avec « le Stade de Wimbledon » (en France au Seuil en 1985), dans lequel un jeune homme enquête sur un intellectuel mort une quinzaine d’années plus tôt sans avoir publié de son vivant. Le livre avait été remarqué par Italo Calvino et adapté au cinéma par Mathieu Amalric en 2002. Del Giudice connaît un grand succès avec « Atlas occidental » (Seuil, 1987). Il est également l’auteur de « Dans le musée de Reims » (2003), d’« Horizon mobile » (2010) et de « Marchands de temps » qui avait beaucoup impressionné notre journaliste Didier Jacob. Nous republions sa critique ci-dessous.

Le temps, c’est tant

C’est au Maroc, dans une obscure échoppe de la Médina, que le narrateur des trois courts récits qui composent cette fable, mystérieuse et obsédante comme les expériences secrètes des alchimistes de la Renaissance, est un jour témoin d’une scène stupéfiante.

Un humble cordonnier vend en effet du temps à un vieillard, entré à cet effet dans sa boutique. Acheter un mois, deux ans, un siècle ? Le narrateur aimerait qu’on lui propose à son tour la précieuse marchandise, mais l’artisan se dérobe, laissant sur sa faim le touriste en visite à Rabat.

Dans la deuxième nouvelle, l’auteur du « Stade de Wimbledon » emmène son narrateur à Trévise, chez un « vieux fondateur d’entreprise et fabricant de technologies » qui lui confirme l’existence de ce commerce. Et c’est finalement en Norvège, où il est amené à visiter la mystérieuse fabrique du temps – un supermarché, plutôt, où sont proposées des boîtes aux dimensions variables selon que le temps qu’on y achète pèse trois minutes ou bien des plombes – que Daniele del Giudice annonce la clôture des marchés.

Ainsi l’écrivain vénitien aura-t-il réussi, en un volume particulièrement modeste sous le rapport du temps de lecture qu’il exige, une parabole merveilleuse, usinée comme une Rolex, superbement inventive et diaboliquement malicieuse. C’est Faust avec une touche de Woody Allen. D.J. Marchands de temps, par Daniele del Giudice, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, 70 p., 14 euros. Paru dans « le Nouvel Observateur » du 24 mai 2012.

Le Figaro, Thierry Clermont, 3 septembre 2021

Le romancier et éditeur italien Daniele Del Giudice s’est éteint hier, à 79 ans, des suites d’une longue maladie neurodégénérative. C’est à Venise, sur l’île tranquille de la Giudecca, où cet écrivain discret s’était retiré, qu’il a rendu son dernier soupir. L’annonce de sa disparition a suscité de nombreux hommages de l’autre côté des Alpes, la presse louant ce maître de la légèreté et du mystère, auteur de cinq romans et d’une poignée de recueils de nouvelles. Le prestigieux prix Campiello couronnant sa brève œuvre devait lui être remis ce samedi, à Venise.

Del Giudice avait connu le succès dès l’âge de 24 ans, avec un premier roman fulgurant, préfacé par Italo Calvino, Le Stade de Wimbledon, traduit dans plusieurs dizaines de pays, lauréat du convoité prix Viareggio. Et, depuis, de- venu un livre culte.

Avec élégance, Del Giudice y rendait un hommage, en romançant sa vie, à l’éditeur mythique de Trieste, le critique Roberto Bazlen, à travers les yeux d’une femme. Ironie du sort, la mort de Del Giudice a eu lieu quelques jours après la publication d’un éloge du même Bazlen, co- fondateur de la maison d’édition Adelphi, par un autre géant des lettres italiennes, Roberto Calasso, le jour même de sa disparition, sous le titre de Bobi. Ce premier succès connaîtra une seconde jeunesse et touchera un plus large public grâce à son adaptation au cinéma par Mathieu Amalric, en 2002, avec Jeanne Balibar dans le rôle principal.

Journaliste à Milan

Né en 1949 à Rome, Del Giudice abandonne ses études supérieures pour le journalisme, à Milan, en entrant au quotidien Paese Sera, avant de se lancer dans l’édition, pour le compte d’Einaudi.

Deux ans après Le Stade de Wimbledon, il publie Atlas occidental, puis l’étrange et inclassable Dans le musée de Reims. Un récit ayant pour protagoniste Barnaba, qui, avant de perdre complètement la vue, choisit de retenir comme ultime image La Mort de Marat, peint par David. Et où on peut lire : « Il y a des gens qui se tiennent tout entiers au bord de leurs yeux. Ils surgissent de là. Cela ne dépend pas de leurs qualités intérieures. »

Dans Quand l’ombre se détache du sol (Staccando l’ombra da terra), composé de plusieurs histoires en forme de contes, Del Giudice avait imaginé le destin d’hommes condamnés à apprendre à piloter un avion, parfois dans les pires conditions.

Renouvelant son univers à chacun de ses livres, en explorant certains peu fréquentés par les écrivains de sa génération, Del Giudice était rapidement devenu un auteur respecté aussi bien pour sa discrétion que pour ses talents hors du commun, à la manière d’un Henri Michaux.

Récits intimes

Fuyant les mondanités, éloigné du cercle des intellectuels officiels, il avait refusé en 2009 de figurer sur la liste des participants au prix Strega (l’équivalent italien du Goncourt), au moment de la publication d’Horizon mobile, donné pourtant largement favori, s’en expliquant dans les colonnes de La Repubblica.

Moins connu, Marchands de temps est pourtant un de ses plus beaux récits, déroulé en forme de parabole, nous menant du Maroc à la Norvège, en passant par Trévise. Il y brode un thème qui aurait séduit Italo Calvino ou Borges, à savoir l’instauration de transactions commerciales en rapport avec le temps, devenu monnaie d’échange.

En 2013 a paru son dernier livre, In questa luce (Dans cette lumière, non traduit en français), ensemble d’essais et de récits intimes sous forme de journal de bord où il évoquait ses souvenirs mêlés à des réminiscences de Kafka, Joseph Conrad, Artaud, Italo Svevo, Artaud, émaillés des clins d’œil à Cary Grant, James Dean, ou encore Toto.

Entre-temps, il avait publié Mania, où il confiait ceci, à propos de l’écriture : « J’aimerais vous conduire jusqu’au point où on arrête de comprendre, on cesse d’imaginer : je voudrais vous conduire où on commence à sentir. » ■

 

• Dans Diacritik, 6 septembre 2021, Daniele Del Giudice, staccando mobile par Christine Marcandier et publication d’une lettre inédite de Daniele Del Guidice, transmise par Maurice Olender, dans laquelle l’écrivain, s’adressant à son éditeur et ami, revient sur son travail d’écriture.

 

Le Monde 6 septembre 2021, journal daté du 8 septembre 2021, Florence Noiville :

Auteur du « Stade de Wimbledon » ou des « Marchands du temps », l’écrivain est mort deux jours avant de recevoir le prix Campiello, le plus prestigieux prix littéraire italien, pour l’ensemble de son œuvre. Il est décédé le 2 septembre, à l’âge de 72 ans.

Hormis le prix Strega – pour lequel il avait, dit-on, refusé de concourir –, Daniele Del Giudice, qui est mort jeudi 2 septembre à Venise, avait glané toutes les plus grandes récompenses littéraires italiennes. Il est parti deux jours trop tôt, cependant, pour recevoir le plus prestigieux d’entre eux, le prix Campiello, qui couronnait l’ensemble de son œuvre, et qui devait lui être remis samedi 4 septembre. Avec lui, l’Italie perd une figure marquante de sa scène littéraire et culturelle. Daniele Del Giudice était âgé de 72 ans.

C’est le grand Italo Calvino (1923-1985) qui l’avait lancé au début des années 1980. Dans sa préface au premier roman de Daniele Del Giudice, Le Stade de Wimbledon (1983, Rivages, 1985), l’auteur du Baron perché (1957) se demandait comment parler de ce nouveau venu et de son « roman insolite » : fallait-il considérer qu’il renouait avec la tradition du récit d’initiation ou, au contraire, qu’il ouvrait de nouveaux chemins dans l’art de représenter et de raconter ? La grandeur de Daniele Del Giudice, suggérait Calvino, était justement qu’il réussissait à faire, d’une écriture calme et volontairement neutre, l’un et l’autre à la fois.

Ingénieur de formation

Né le 11 juillet 1949 à Rome, d’une mère italienne et d’un père suisse originaire des Grisons, Daniele Del Giudice n’avait pas eu une enfance heureuse. Notamment parce qu’il s’était retrouvé très tôt orphelin de père. Avant de mourir, néanmoins, ce dernier lui avait fait deux cadeaux : un vélo et une énorme machine à écrire de marque Underwood. Si bien qu’au lieu d’aller à l’école, le jeune Daniele passait le plus clair de ses journées à pédaler le matin et à taper à la machine l’après-midi.

Ingénieur de formation, il avait fait son entrée dans le monde des lettres en collaborant à divers journaux, à Milan d’abord puis à Venise. Dans Le Stade de Wimbledon, il met en scène un jeune homme partant sur les traces d’un personnage mythique aussi bien qu’énigmatique, le mystérieux Roberto Bazlen, un écrivain des années 1920 mort sans avoir jamais publié la moindre ligne. Obsédé par le caractère de nouveauté de ce qu’il pouvait produire, l’étrange Bazlen – qui, dans la vraie vie, fut l’ami d’Italo Svevo et d’Umberto Saba – avait fini par ne plus ciseler que des notes de bas de page dans ses carnets, avant de renoncer totalement à l’écriture.

Lire aussi (archives) : L’intelligence de Daniele Del Giudice

Cette réflexion subtile sur le silence et l’empêchement de créer avait inspiré un film à Mathieu Amalric qui, en 2001, en signa le scénario avec la complicité de Daniele Del Giudice. En 2002, dix-sept ans après sa sortie initiale chez Rivages, les éditions du Seuil avaient repris cet ouvrage en français dans une traduction de René de Ceccaty. Prose cultivée alliant profondeur et apparente légèreté, étonnante précision de plume où chaque mot pèse de son juste poids : on retrouve toutes ces qualités dans les romans suivants de Del Giudice, dont L’Oreille absolue (Seuil, 1998), Dans le musée de Reims (Seuil, 2003) ou encore Marchands de temps (Seuil, 2012), tous traduits par Jean-Paul Manganaro.

Goût du sensible

« C’était un écrivain moderne et d’une grande acuité intellectuelle », confie au Monde une autre figure de la vie intellectuelle vénitienne, l’écrivain Riccardo Calimani, qui salue sa « hauteur de vue » et la facture si particulière de sa prose, « à la fois limpide et parfois inquiétante ».

Inquiétante tant elle vous emmenait loin… « Je voudrais vous conduire jusqu’au point où l’on cesse de comprendre, où l’on cesse d’imaginer ; je voudrais vous conduire là où l’on commence à sentir », écrivait Daniele Del Giudice dans Dans le musée de Reims.

Ce goût du sensible et de la sensation, y compris de la sensation forte, l’écrivain les satisfaisait aussi en tant que pilote d’avion amateur. Sa passion pour le vol lui avait inspiré une série de nouvelles rassemblées dans Quand l’ombre se détache du sol (Seuil, 1996), où il réconciliait l’univers des sentiments humains avec celui de la technologie et de la mécanique. Sous sa plume, l’avion cessait d’être un amas de ferraille pour devenir un outil par lequel l’homme retrouvait le vieux fond archaïque de ses rêves, de ses instincts et de ses peurs. Exactement comme il pouvait le faire à travers les mots et la littérature.